Quelle étrange introduction : de l’eau, un monstre, un poème d’Edgar Poe. Ça parle d’une ville très loin. Difficile de se concentrer sur le texte et sur la musique, mais c’est un peu comme arriver dans une cité qu’on croyait disparue, certes un peu décrépie mais toujours là. Elle est peuplée de mutants qui autrefois étaient très beaux. Ils n’ont pas de mental, ils sont comme des animaux, ils avancent, ils agissent sans réfléchir, ils sont présents. Ce sont des sages, mais un peu violents, et portés sur la bouteille. Ils sont directement connectés au ciel, il leur suffit de lever les yeux pour regarder le Tout Puissant droit dans les yeux. Il ne leur fait plus peur depuis très longtemps, ils coexistent, ils lui fournissent son quota de jeunes vierges et de petites chèvres à la chair tiède et tendre. Mais ils ne le respectent pas vraiment. Bref.
Un peu plus loin on a droit à une sorte d’EBM au ralenti, avec un synthé tout ce qu’il y a de plus synthétique ; un arrière goût de Look O Look. C’est probablement une scène de sacrifice, ah mais oui, c’est pas du sucre, c’est du sang, ce goût un peu métallique. Bien sûr.
Je me rappelle de cette cassette signée Smurphy, l’année dernière. Bien chouettos. C’est un peu le même style ici : le gros n’importe quoi post civilisation. Akira, Claude Levi Strauss, Lain, Metropolis, LSD. On croise même des percussions vaguement japonaises, une chambaresque castagne de Sumos du futur qui cassent des bouteilles de bière avec leurs pieds en émettant des grognements, en plein air et par temps d’orage bien évidemment. Tout est feedback, aiguilles pour les oreilles, micro diamants, perceuses et machines outils, le but probable est l’ivresse voire la nausée, l’activité noire et destructrice, le Mordor, la destruction systématique.
Stop : petite voix modérément flippée au téléphone, c’est ta pote qui te raconte ce qui lui est arrivé quand vous vous êtes séparés, dans ce couloir là, alors que des robots dinosaures étaient à vos trousses. Tu es parti débloquer un passage, tandis qu’elle surveillait le corridor munie d’une arme de poing à rechargement pranique. Mélange Jurassik Park / Aliens / Doom, allées métalliques, humidité, odeur pestilentielle, bref, c’est la merde mais ce n’est qu’un divertissement je vous rassure.
Heureusement la suite n’est pas aussi anxiogène, il y a des cors, des trompettes, comme si on était projetés plusieurs centaines d’années en arrière, dans “l’ansien tant”. Musique encore plus étrange que tout le reste jusqu’à présent : imaginez Fade To Grey, version Game Of Thrones. New Wave Of Westeros Ceremonial Horns. Tricky n’a jamais osé, Chino l’a fait. J’aime bien ces gens qui tentent, ils voient une petite trouée dans les buissons, ils s’y engouffrent, cherchent une source, ou un gisement quelconque, et si ça marche, d’autres finissent par arriver, un sentier se creuse, on construit quelques cabanes, un hôtel, un saloon, un shérif, une banque, une blanchisserie, on finit par couper quelques arbres pour élargir la route, on goudronne, on accorde des titres de propriété, on exploite, on tue tout ce qui ne rapporte pas, on fait passer la fibre, merde, ça devient chiant, mais Chino lui, il est parti depuis longtemps, je veux dire, lui ou un autre.
Ce morceau qui s’appelle Eigengrau : c’est Eminem produit par Oneohtrix Point Never. Tout simplement. Autant dire que c’est puissant, plein de rage, et assez moderne, style fête foraine ou Neo Tokyo, au choix. Je veux bien, j’achète, ça me donne l’impression de vivre ailleurs qu’à AGEN, dans le Lot Et Garonne. Ici, on n’est pas vraiment à Neo Tokyo. Le Time Out local s’appelle Maxi Loisirs, et au programme, il y a que des Lotos du dimanche après midi, des vide grenier, et des animations musicales "pour toutes les générations”.
Paradiso = Neo Tokyo = Hell
Chino est une sorte de collapsologue. Oui vous connaissez pas la collapsologie ? C’est une nouvelle discipline transversale inventée par Raphaël et Pablo qui étudie les signes avant coureurs et les manifestations visibles de l’effondrement de notre civilisation, c’est à dire de l’humanité, en quelque sorte. Paul Jorion nous dit : “Le dernier qui s’en va éteint la lumière”. Chino Amobi explique comment sera la vie pour les derniers survivants, à l’époque où la disparition totale et imminente du genre humain de fera plus aucun doute, “In a strange city, Paradiso / Far down within the dim West / Where the good and the bad and the worst and the best / Have gone to their eternal rest” (Edgar Poe).
Une époque sombre. On y est presque à vrai dire, pour ne pas dire qu’on y est déjà franchement. Les gens n’en sont pas conscients. Notre mode de vie est déjà largement construit autour de cette idée que l’humanité n’en a plus pour très longtemps. On s’en fout de tout, on binge trinque le samedi soir, on conduit des voitures, on fait nos courses à Intermarché, on sait que c’est mal, on s’en bat le steak. On ne perd plus de temps à faire de la politique, on laisse ça aux teubés et aux premiers de la classe. Les bonnes manières, les assurances vie, les CDI = meh. Toute la superstructure se délite. C’est dur, mais c’est cool : je préfère vivre en 2017 qu’au XIXe siècle, largement. Bref. La seule règle c’est l’efficacité. Tu as un but, tu te démerdes pour l’atteindre, que ce soit en passant un diplôme bidon, en achetant des armes, en faisant de la musique avec ton ordinateur, en taguant “Ta vie est un mensonge” en très gros sur les immeubles de ton quartier (c’est quand même plus rigolo que “pas de fachos dans nos quartiers”).
Bref. Chino, il a compris tout ça. Il fait donc feu de tout bois, il utilise un poème d’Edgar Poe, de l’autotune, des instruments VST, un piano, un tremblement de terre, des sirènes de police, la voix humaine masculine et féminine, Daft Punk Veridis Quo, des cocottes de funk, des gros beats, encore de l’autotune qui chante “oh my god”. On est autant chez Rihanna et Kanye que chez Pierre Henry. Comme un poisson dans l’eau, un petit malin, un débrouillard né en 1984. C’est une année intéressante pour naître, 1984. On a eu 15 ans en 1999, on a acheté quelques disques de Massive Attack à Auchan, on a découvert les Breeders sur Skyrock, on a même acheté des magazines, et puis Wanadoo est arrivé, et Free, et les modems ADSL, les connexions internet 24h/24, napster, kazaa, émule, soulseek, bittorrent… Tout ça se bouscule dans notre tête. On est des hybrides, on pourrait potentiellement sauver le monde, mais on est pas encore certains que ça vaille le coup.
Justement, l’avant dernier morceau s’appelle Kollaps, c’est du rap avec des poulets. Ça nous pend au nez : Chino Amobi est un véritable collapsologue. D’ailleurs j’ai une question : qui survivra à l’autre, l’homme, ou le poulet ? Je ne sais pas. Leur principal problème, c’est qu’ils ne savent pas voler. Et puis, ils sont avant tout de la bouffe, si on ne les mange plus, il en restera combien ? C’est probablement pas l’endroit ni le moment pour répondre à cette question. On verra plus tard.
Ensuite, il y a la dernière chanson : elle s’appelle END (THE CITY IN THE SEA). Elle sent le vaudou. Encore des sirènes de flics aussi, il y a un truc dans ce disque avec les flics. Une basse qui va et qui vient comme un maxi battement de coeur, le coeur de la Terre, et puis il y a ces criquets, ces shakers, ces cris et borborygmes en tout genre, qui recouvrent tout. Pour finir, une fanfare tout à fait professionnelle, qu’on imagine jouer devant la Maison Blanche ; et puis un moteur de Harley, qui s’évanouit avant d’avoir réellement démarré. Si ce disque est une histoire, on peut dire que la fin est ouverte : où va cette moto ? On ne le saura sans doute jamais. En tout cas je vous conseille de l’écouter très attentivement, seul, au casque, les yeux fermés, comme si vous regardiez Akira, Metropolis ou Angel Heart à la télé. C’est tout bisous à plus.