Cool Kayo Dot sort un nouveau disque et j’adore Kayo Dot. Le dernier était pas mal, plutôt austère, mais pas froid pour autant, c’étaient certes des constructions alambiquées, centrées sur cette basse extra-terrestre jusque dans sa sonorité, mais mais mais beaucoup d’émotion se dégageait de ces morceaux là, c’était triste, noir, magnifique. C’est d’ailleurs une constante chez ce mec, la capacité à créer des pièces à la fois très cérébrales, complexes, avec des progressions d’accords plutôt inhabituelles, mais en même temps chargées en émotion, c’est de la musique qui parle au coeur autant qu’au cerveau, c’est pas si commun que ça. Bref pour moi ce Toby Driver c’est un gars bien.
Le disque commence par un carillon d’église, au son un peu délavé, je sais pas trop comment ils font ça c’est peut être dans un mellotron qu’il y a ces sons de cloche, en tout cas ça sonne vieux, et sacré. C’est de la musique sacrée! Un orchestre à cordes rentre et tisse un adagio un peu triste autour de ces quelques notes qui font ding dong. Une belle intro qui s’achève lorsque la voix de Toby vient se poser sur ce tapis moelleux. La musique est mélancolique, une mélancolie douce, celle qu’on éprouve quand on repense à une fille qu’on a aimée des années après, des regrets, mais bon, c’est la vie. On jurerait que les choeurs chantent en latin.
La suite est plus rock’n’roll, enfin de loin ça peut ressembler à du rock, en réalité c’est de la musique extraterrestre comme ce à quoi on est habitué avec Kayo Dot, un mélange de jazz et de rock, mais qui n’a rien à voir avec tout ce qui a pu se faire dans le genre depuis que quelqu’un a eu l’idée de mélanger les deux, d’ailleurs, je suis même pas sûr qu’on puisse parler de rock et de jazz, c’est pas parce qu’il y a une guitare électrique et un saxo que c’est un mélange de jazz et de rock, c’est pas parce que le morceau est une succession d’accords exotiques qui s’imbriquent de manière inexplicable que c’est du jazz. Bref. C’est nuageux, c’est brumeux, c’est primitif et sophistiqué à la fois, il y a des changements de tempo assez brusques, on passe de la musique d’ambiance à un truc qui rappelle vaguement le black metal. Tiens je n’avais jamais entendu un tel croisement. C’est une bonne idée… La fin du morceau est très réussie, mais déstabilisante. Je me sens désorienté, c’est tellement complexe, ça change tellement vite, mais quel émerveillement à chaque fois, c’est brillant. Du black metal jazzy, tellement bien fait. Si la suite est du même niveau, ça promet.
Troisième morceau, pareil des saxo, des guitares électriques, une batterie fofolle, le tout évolue comme des poissons dans un aquarium, suivant une logique qui est tantôt individualiste, tantôt communiste. Au bout d’une minute trente environ le tableau mue et la voix fait son entrée, obligeant les autres instruments à s’adapter à elle. La voix est reine à ce moment là, les saxos et les guitares se prosternent devant, même si les guitares ont l’air un peu jalouses et tentent de lui coller au train, mais impossible, elle est tellement majestueuse. C’est pourtant une voix fragile, assez aigue pour un homme, maquillée en plus avec un effet qui ressemble à une cabine leslie… Elle se tait un moment, laissant sax et guitares s’amuser un peu, c’est la récré, et puis ça repart, mais cette fois on sent qu’elle se noie, les instruments parviennent peu à peu à prendre le dessus, mais uniquement parce que le chanteur abandonne, il a l’air las. Il faut souligner que pendant tout ce temps, chaque note de chaque instrument succède à la précédente de manière à la fois surprenante, déconcertante, et magnifique. Tiens des applaudissements à la fin, c’est donc un live? J’aurais dû me renseigner avant. Ça ressemble donc à ça un live de Kayo Dot? Hum. J’ai un peu les boules, ils avaient programmé un concert à Bordeaux en fin d’année, mais il a été annulé. Visiblement c’est un groupe qui ne perd rien de son charme quand il joue devant un public, ça sonne très naturel, je sais pas trop comment expliquer, comme si c’était un groupe de live avant d’être un groupe de studio. Un groupe de jazz quoi, mine de rien.
Bon la suite est très intéressante aussi. Larsens, sortes d’incantations, et puis batterie rock qui fait bam bam roulements et tout et c’est parti, le pandemonium jazzy black metal avec un chanteur bien en forme, mais dont les cris semblent vraiment signifier quelque chose, contrairement aux grognements de cochons de chez Lamb Of God qui sonnent vains, contingents, inutiles, débiles… Le batteur fait du bon boulot ici, il sort une sorte de rythme tournoyant fait de roulements de tous les éléments qui constituent son kit, kick kick kick tom tom tom snare snare snare charley charley charley, mais ça à la vitesse de la lumière et en moins linéaire, en plus pointilliste, et l’ambiance crée par les saxos et les guitares est sinistre, crépusculaire, voire même nocture, oui c’est déjà la nuit, c’est pour ça que ça sonnait mélancolique tout à l’heure, il y a plus trop d’espoir, que des regrets, le pire est arrivé, le Soleil a disparu, les ténèbres se sont abattues sur le monde et des hordes de squelettes et de zombies trainent dans les rues, dans les cimetières, dans les cinémas, dans les piano bars, dans les écoles, dans les aéroports. Qu’est ce que c’est noir! C’est du pur black metal jazzy, c’est le meilleur album de black metal jazzy que j’ai jamais entendu, le premier aussi je dois dire.
Hum. La suite (et fin) de ce disque s’appelle Gamma Knife. Piano guitare en son clair, voix douce. Ça parle de fantômes, d’anges, c’est assez incompréhensible mais très beau :
I cut my pain with the ghost of a knife
In silence
And nothing drained from my veins to the carpet
Drops on the glass i have nowhere to go today
And the umbrella in miles of dust in the hallway
Reading a book from the shelf (in miles of dust)
From day until night
Pale glowing candles in a line like angels
I read aloud the words that were whispered in my ear
By the wind that rattles the windowpanes
Words cannot express_
Nor shudders
A phantom blade in the gathering shade
A breeze in the hallway
Tomorrow it may rain again
I will not leave and
Nothing will be disturbed
C’est hyper triste. C’est la musique que jouerait Édouard aux mains d’argents, seul dans son grand manoir, après avoir connu la vie parmi les gens normaux, l’amour, puis la suspicion, la haine, le rejet… C’est tellement beau, non mais vous pouvez pas imaginer, et pourtant, même si ça sonne très différent du reste de l’album, c’est encore ces accords exotiques qui s’enchainent de manière périlleuse mais retombent toujours sur leurs pattes. Comment une telle musique peut être aussi belle et accessible, belle à la première écoute? J’ai l’impression d’écouter Jeff Buckley version calmos guitare claire et chant cristallin mais… qui passerait à travers un filtre extraterrestre. Vous qui êtes blasés quand vous écoutez des nouveautés, plus rien ne titille votre hyppocampe, écoutez ça, vous m’en direz des nouvelles comme dit je sais pas qui, un cuistot ou un truc comme ça. J’insiste parce que pour moi c’est la question centrale que pose ce disque : comment des accords aussi bizarres, aussi éloignés des canons de la musique occidentale classique, y compris de la musique populaire, peuvent-ils créer une chose aussi belle? Il y a forcément un truc. J’ai l’impression d’écouter une musique qui vient d’une autre planète, et en même temps elle me semble très familière, comme si je découvrais à 26 ans que j’avais été adopté, comme si je rencontrais mes parents biologiques, et le pays d’où je viens… C’est réconfortant et triste en même temps. À vrai dire, ça me rappelle quelque chose, quand même. Scott Walker. Les trucs récents de Scott Walker, très sombres et biscornus, et pourtant très beaux. Un autre extraterrestre! Ils doivent venir de la même planète. Bref. Peu importe. Je me perds un peu cherchant des comparaisons, ce n’est pas faire honneur à cette musique. Parlons plutôt de ces délicats entrelacs de piano et de guitares, qui tombent en cascade, lévitent un moment, puis s’envolent avant de déferler à nouveau comme de légères goûtes de pluie tiède. C’est une oscillation, un hocquet au ralenti, le hocquet de celui qui pleure à chaudes larmes, qui se calme par moments mais pour mieux exploser en sanglots lorsqu’il se rappelle pourquoi il est dans cet état. C’est moi à 7 ans, au centre aéré, je viens de tomber du tobogant, j’ai la tête en sang, je veux ma maman, mais elle travaille, elle me manque, et tous ces inconnus dont je tolérais la présence jusqu’à présent, cet incident me les rend insupportables, j’ai besoin de retrouver l’amour maternel mais c’est pas possible et c’est terrifiant comme une sorcière au regard aussi noir que ses jupons en dentelle fine. Et c’est agréable, ça fait du bien, ça soulage, parce que ça fait du bien de pleurer, ça fait de bien de convulser sous les sanglots, de se vider complètement, je suis sûr que vous aussi vous l’avez remarqué, quand on pleure on se soulage, ça fait du bien, et cette musique, elle me fait le même effet, ce dernier morceau en tout cas. C’est une perle noire. Je suis impressionné. Toby Driver est impressionnant.
Bref. J’ai testé, et j’approuve. J’ai quand même besoin de réécouter. Encore, et encore, et encore. Mais c’est tout pour le moment. Bises, à plus.