Andrea Belfi – Wege (2012)

Du souffle et du feedback. Les baguettes du batteur frappent à des endroits inhabituels. Buzz electronique, LFO qui oscillent, du souffle du souffle, des basses. Grosses basses. Les basses sont magnifiques. Incroyablement rondes et grosses. Elles supportent le poids de tous les bruits dissonants, stridents, les feedbacks, elles adoucissent le son, elles le lubrifient. Concrètement, où je me trouve là? Dans la jungle, dans la savane, je sais pas trop. On entend des insectes, et la batterie sonne vaguement tribale. Ca me fait légèrement penser à l’album de Cut Hands, dans l’esprit “afro noise”. Même si ça ne sonne pas pareil hein? Un bruit de sonar, il s’agit sûrement d’une pédale de boucle. Je connais ce son. Puis des sinusoïdes légères, quelques violons, bref beaucoup de choses surprenantes se passent en très peu de temps. Cinq minutes et déjà l’impression d’écouter un disque très bien. J’ai besoin de me laisser aller, de me laisser porter par ces basses/poufs géants, cet hypno shaker du futur, et tout le reste.

Et soundain… plus rien. La basse, et c’est tout. Un homme et une femme prononcent quelques mots. Je comprends pas tout, “Time”, “Artistic”… Des trucs en dannois, quelque chose comme ça*. Le temps est suspendu… Ce qui laisse de la place pour la batterie massive mais espiègle, qui s’en donne à coeur joie, claquant d’abord sur la tranche, puis de plus en plus profondément, ce qui rend jaloux les autres instruments, qui tentent une approche, d’abord timide, de plus en plus affirmée, et nous revoilà à plein régime, mais dans un contexte différent. Percutions de gamelan, shaker devenu fou, manipulation de bandes… Ce qui ne change pas, c’est la basse. Toujours énorme, magnifique, majestueuse. Elle domine ce premier morceau, largement. C’est la reine. Je suis où, aucune idée. C’est un peu comme si le pôle nord était transporté en asie du Sud Est. Jakarta par -60°C. De la musique gelée, on entend d’ailleurs quelques craquements, lorsque cette voix androgyne se met à fredonner quelque chose à la fin du morceau. Craquements de la glace sous nos pas. C’est dingue en un quart d’heure on passe de la steppe africaine au pôle nord d’Asie du Sud Est. Tromper les sens avec très peu de moyens. C’est ça aussi, la musique. 

Deuxième morceau. Du souffle, des coups de grosse caisse monstrueux, limite artificiels. Des claps, un bourdon mécanique venteux… De la contrebasse! Cette fois j’ai l’impression d’écouter un de ces disques de jazz que j’aime bien, à la limite de l’improvisation libre, de la musique électronique… J’ai aucune idée d’où sort ce disque, en fait. Tout ce que je sais c’est qu’à trois minutes, mes oreilles se font détruire par des cordes frottées saturées un max! Heureusement ça ne dure pas, et les choses évoluent vers quelque chose qui m’est déjà plus familier, drones à la Tony conrad, un peu de shaker, grosse basse vaguement mélodique… Il y a quand même un paquet d’instruments bizarres sur ce disque, ou alors des instruments pas bizarres joués de manière inhabituelle, signal retraité, trituré, mixé, saturé. Le résultat, c’est entre Tony Conrad et Massive Attack. Pendant deux minutes en tout cas. Parce qu’après le shaker devient fou et voilà, encore un changement de tableau.

Il y a des roulements de caisse claire, un peu de guitare sèche, toujours ces bruits difficilement reconnaissables. Guitare slide qui vole en formation avec un quatuor à cordes. Au dessus d’un chemin de fer. C’est une cavalcade Bruyante/Silencieuse/ Oui les deux à la fois! Une cavalcade ni triste ni joyeuse, un peu mélancolique peut être. Sur une échelle de bizarrerie, je mettrais 7,5 sur 10. C’est déjà pas mal. Je me rends compte que je pense beaucoup à la fin d’Indiana Jones et la Dernière Croisade quand j’écoute ça. Au début aussi. Un train qui fonce dans le désert, des chevaux qui tentent de le rattraper, c’est le train de la dernière chance, le train pour échapper à son destin, mais il va trop vite, ce stupide cheval est trop paresseux, et puis ce soleil qui se couche à l’est merde je l’ai en plein dans les yeux. Pendant ce temps, quelqu’un d’autre a réussi à partir, et regarde le paysage, accoudé à la rambarde, en queue de la dernière voiture. Il sait pas trop où il va lui. Il sait pas si il a envie de quitter le désert, son chez lui. C’est la musique de l’indécision. La musique des choix forcés, des choix qu’on s’impose à soi même. Ce sont des choses qui arrivent, parfois. Cet épisode du train dure drôlement longtemps, il doit être important. Mais lui aussi a une fin. Quelques notes de flûte pour conclure. Hop. La suite…

Raah. La suite est sublime. Deux minutes vingt et une secondes. friture électrique, batterie minimaliste sans rythme, bols tibétains, un mec qui dit des trucs en langue bizarre. Le batteur a l’air de vouloir raboter la peau de sa caisse claire. Bruits stridents, CONFUSIONE (avec l’accent) TEMPO. Cette friture électrique TEMPO est impressionnante. C’est l’espace entre deux stations de radio. Le vide, l’interstice entre deux niveaux de réalités. Il n’y a rien. Le vide et pourtant, c’est extrêmement vivant. Moi je sais pourquoi : parce que les occupants de ce demi monde parallèle sont des fantômes, des esprits, ils flottent, ils peuvent dire “CONFUSION . TEMPO” mais ils sont quasiment transparents, ils flottent, ils changent sans cesse de forme. Cette musique, maintenant que j’y pense, est très fantomatique. Insaisissable, mouvante, elle flotte, elle donne la vague impression que… mais en fait non, mais en fait si, inconsciemment, elle modèle l’humeur, elle contamine l’environnement de manière sensible. Un peu comme le dernier album des Starving Weirdos. En plus désincarné encore. Ici, on est dans le royaume du vide taoïste, le vide nécessaire, le vide qui compte pas pour des prunes, le vide qu’on occupe. 

Dernier morceau. Un micro en extérieur. On entend les oiseaux, le bruit de fond, une route pas loin peut-être, à moins que ça ne soit le vent. Un clocher d’Eglise. des pas dans l’herbe, un batteur qui joue dans une cabane, pas loin… Transition incroyable, on se retrouve dans la pièce, face au batteur, par quel miracle? Nous venons de traverser les murs! Transition passe murailles. Toujours un bruit de fond de cassette, mais c’est rien, la basse gigantesque l’avale. Harmonica/percutions vaguement latino/ synthé léger et soyeux comme un linceul/artefacts électroniques/bols tibétains. Toujours cette impression de vide, cette présence fantomatique, extrême bizarrerie, message caché, message subliminal. Double niveau de lecture en tout cas. Une deuxième écoute est obligatoire, mais cette fois, sans réfléchir, en fond sonore, en faisant autre chose. En prenant un bain, en faisant le ménage, en invitant des amis, en faisant la cuisine, en faisant des abdos. Histoire de voir mieux sans regarder, de se concentrer sur l’impression, l’arrière goût, le deuxième effet kiss cool… 

Fin. C’était super. Bizarre, très bien produit, avec des bonnes grosses basses, plein  de sons incroyables, mais j’ai l’impression d’avoir encore beaucoup de choses à découvrir dans ce disque. Une infinité de choses ; c’est un disque construit sur du vide, c’est à l’auditeur de le remplir, de relier les points, de construire des choses dessus, de lui donner un sens. Un terrain vierge sur une planète qui n’est certainement pas la Terre. Sim City sur Mars, et dans ta tête! J’aime ce genre de liberté. Voilà c’est tout à plus.