Red Crayola – The Parable Of Arable Land (International Artists, 1967)

C’est le genre d’album qui commence direct sans prévenir, superposition de bruits d’origines diverses, percussions hippie, cris, guitares, tronçonneuse, orgue, tambourin tambourin tambourin, sans ordre apparent, l’anarchie tu vois, je sais c’est démodé ça fait hippie complet mais je le crie sur les toits, et puis parfois la stéréo s’élargit comme ça, juste parce que ça devait faire plaisir à l’ingé son sous lsd qui s’est occupé d’enregistrer, mais très vite tout ça s’organise un peu et mon dieu, une chanson! Mais la production, vraiment n’importe quoi, un écho droite gauche, un écho transversal qui tire la tête, donne le tournis, trois notes de basse et des paroles scotchées qui parlent d’un mec qui a un avion de chasse dans sa poche qui l’amène où il veut. Des paroles camées, épileptiques, mais à la limite le contenu sémantique on s’en fout tellement la musique est un bric à brac hippie tellement fuck you que ouai on pourrait parler de hippie punk. Il parait qu’ils ont demandé à tous les gens qu’ils connaissaient d’apporter un instrument pour l’enregistrement en studio, vous imaginez un peu le délire kaléidoscopique, free form freak out à deux cents à l’heure. Harmonica, cinquante guitares, des percussions étranges, des pistes qui passent sur le canal droit ou gauche de manière arbitraire, des chansons qui surnagent entre deux passages de capharnaüm pour les oreilles. Huit minutes après l’atterrissage de la pointe sur la première face du disque, le fameux Transparent Radiation repris vingt ans plus tard par les spacemen 3 dans une version opiacée. Pour ceux qui ne connaissent que la version anglaise des 80, disons que l’originale est plus courte, noyée dans un océan de n’importe quoi hippie, plus rythmée, avec une basse qui fait ploc ploc, une batterie à peine moins gonflée, un harmonica satanique, excellent quoi. Mais ça ne dure pas longtemps et on revient au magma sponsorisé par albert hoffman. Cette musique ne se laisse pas facilement apprivoiser par les mots, tellement elle est mouvante, insaisissable, protoplasmique, c’est un Chtulu sympa pour les oreilles, mais c’est terriblement jouissif, primitif, je me dis que les hommes des cavernes devaient faire ce genre de raffut lors des longues soirées de débauche au coin du feu. Tiens je me demande à quelle époque les hommes ont découvert l’alcool et la technique de la fermentation. Bref tout ça c’est du bruit, et à l’époque ça devait être un peu plus audacieux qu’en 2012, de faire du bruit. Certes John Cage était déjà dans la place, le free jazz commençait à squatter les foyers intello du monde entier, mais pas depuis très longtemps… Et certainement pas dans un contexte pop, hein, parce que oui, c’était un groupe de pop les Krayolas, plus ou moins, rien de savant dans cette musique, c’est tout dans les tripes et dans le coeur, bon aussi un peu dans le cerveau, vous savez, ces fameux récepteurs de sérotonine squattés par les molécule d’acide lysergique. Quelle époque. Ils devaient jouer sur du matos trop bien en plus, de beaux amplis à lampe, de belles guitares fender made in usa… H + 16 minutes, troisième chanson, même délire stéréophonique, cette fois on dirait une version primitive des black angels, morceau sur une note, batterie débile, paroles chantées / criées, “War Sucks” :

A miracle a number the child at your breast

Your apple pie is just obviously best

But you have moved away out west

You know I cannot finish this you know the rest

War sucks

Well listen to me my friend general facts

I have something to say today you know

I don’t have much to tell you my friend but

You may not like what I say

War sucks

et ainsi de suite… Par moments, il y a des ralentissements genre manipulation de bande… Tous les moyens sont bons pour faire le plus de bordel possible, dans toutes les directions de l’espace temps voire dans quelques dimensions supplémentaires qui restent à découvrir. Ce disque est un plaidoyer vibrant pour l’usage utilitaire des drogues psychédéliques. HA. Voilà la première face est finie. Petit moment de silence dans le casque, à côté j’entends la télé, c’est une émission qui s’appelle “Nouveau look pour une nouvelle vie”, au début la femme habillée comme un sac accepte de se faire lyncher verbalement par les passants. Je ne vous conseille pas.

La face b commence de manière beaucoup plus calme, oscillateurs de l’âge de pierre, quelques cloches, une guitare 12 cordes qui joue n’importe quoi, une chanson démarre, stylé psyché 66 mais assez musclée, avec une production vraiment barrée, panoramique qui s’inverse, écho qui n’en fait qu’à sa tête, bref rien à voir les gentilles compilations Nuggets, ici c’est du sérieux, la défonce sérieuse, la défonce profonde, l’exploration des portes de la perception et au delà, bien au delà, dans ce monde où la présentatrice de la Cuisine des Mousquetaires, Maïté, serait présidente du gouvernement du monde, et François Hollande un flamby, un vrai. Bref. Pendant ce temps le batteur se prend pour le mec de Lightning Bolt avec ses coups de grosse caisse de carnaval. La douze cordes est toujours là, accompagnée de tout le cortège des instruments hippies, c’est à dire tout ce qui leur passe sous la main y compris un putain de piano. Il y a des cris, c’est sauvage, violent, on croirait entendre le Kalamazoo Dog Training Club, obscur groupe d’impro noise dadaïste parisien qui a sorti quelques démos valant leur pesant de cacahuettes au lsd il y a quelques années. 

Les “morceaux” se suivent et ne se ressemblent pas vu que chaque seconde de ce disque ne ressemble pas à la précédente. Des sons incroyablement débiles et mystérieux, des violons maltraités, je me demande quel look avaient ces joyeux farceurs texans. Oh, en parlant de vrais hippies, je conseille un documentaire qui s’appelle Magic Trip. Il est sorti l’année et retrace le fameux voyage de Ken Kesey et de ses Merry Pranksters de la côte Ouest à la côte Est des États Unis à bord du bus Further pour se rendre à la l’expo universelle 1964. Les apôtres du mouvement hippie, en quelque sorte, ce moment magique où tout s’est joué, tout s’est inventé, le reste n’étant pour l’essentiel que redite pathétique. Oui les hippies étaient pour l’essentiel des cons, mais c’est vrai aussi pour les punks et pour n’importe quelle mode, il y a toujours un groupe d’éclaireurs bien intentionnés, qui laissent leur place à une armée de suiveurs sans imagination, c’est une constante historique, mais pas une raison pour tout rejeter en bloc. D’ailleurs, en général les pionniers refusent les étiquettes, et ça ne m’étonnerait pas que les Red Krayola aient en leur temps vomi le terme “hippie” comme Guy Debord a passé son temps à déclarer qu’il n’y avait pas de “situationnisme”. Tout ça est contraire au concept de free form freak out, qui implique une exploration et une réinvention constantes. L’album suivant des Krayolas n’a rien à voir avec celui ci, tout en étant aussi avant gardiste et fuck you. 

Derniers instants, dernière chanson, The Parable of Arable Land. Petit moment un peu nostalgique, mais pas trop :

I pass in the rain

That is always too soon

I am breath and you know I remain

a form of reflection

Enduring doubt and I’ll come touch you again

You know I feel plenty

It’s only my way of touching

What you cannot see

Only this is mine

Well come clean

Come closer to me now

I promise that I couldn’t stop your changing

Some could be more open but you

You are already

But, again I summon night

Darkness is so quickly out

It did it to me

It did it to me

Voila. Tout ça pour dire que cet album, il est barré, il vous emmerde et il vous aime, il est puissant, intelligent et con en même temps, avant gardiste et intemporel, primitif, il représente ce moment où des explorateurs ont osé pulvériser les contraintes formelles du rock pour en faire une forme d’art à part entière et tout ça dans la joie et la cacophonie. Il fallait en passer par là. Voilà c’est tout bisous. 

Si ça vous branche, il y a un article un peu plus sérieux et en français ICI (où l’on apprend notamment que Rocky Erikson joue de l’orgue sur cet album). Une interview intéressante en anglais chez Dusted. Et la critique du disque chez Pitchfork.