On est accueillis par des gamins mutants et un chien électronique. C’est très inquiétant, comme un clip d’Aphex Twin ou l’intro de Lain, le dessin animé.
Puis la musique commence, par saccades, c’est n’importe quoi, des clichés rapides entrecoupés de silence. Il y a des voix, des samples, des synthés. C’est un gros bordel pas vraiment futuriste, juste hyper inhabituel. On est bombardés constamment de sons bizarres, des trucs de trance des années 90, mais avec des changements de tonalité toutes les 10 secondes. Clairement, cette musique ne tient pas en place. Daniel Lopatin aurait il un trouble de l’attention ? Ou prendrait-il ses auditeurs pour des ADD ? Petit à petit on réalise qu’il y a un thème mélodique, plus ou moins, mais il est vraiment dur à percevoir, parce que qu’il est construit à partir d’un fatras sonore hyper disparate, comme ces images faites d’un assemblage d’images plus petites. C’est en dézoomant au max qu’on découvre le paysage d’ensemble.
Après quelques tours de manège, nous voilà arrivés à Sticky Drama, 4e track, qui commence avec des cordes pincées assemblées de manière artificielle. On pense à James Ferraro et à tous ces trucs, pendant quelques secondes, et puis ça devient plutôt comme un gros tube pop electro moderne, pendant 20 secondes, et puis il y a un grognement de death metal, et on passe à une sorte de grindcore electronique etc…
Houla stop. Cette musique est folle. Ecouter ce disque pour la première fois, pour la seconde fois, pour la troisième fois, c’est comme assister impuissant à un monstrueux tsunami, se faire submerger par les flots, et se rendre compte, au moment le plus désespéré, que c’est pas de l’eau, que c’est une délicieuse boisson un peu sucrée, malgré son aspect marronasse dégueux, et qu’en plus il est impossible de se noyer dedans, comme le liquide respirable du film Abyss. D’aillleurs ça fait plusieurs fois que je pense à Abyss en écoutant cet album.
Le morceau de bravoure suivant se nomme Mutant Standard. C’est probablement mon préféré mais je suis pas sûr. On y assiste à une scène de rave dans les égouts New Yorkais du futur, entouré de mutants et de rebelles qui sont tous ligués contre le pouvoir despotique de la surface. C’est du pur génie, plusieurs niveaux d’écoute, brutal, tribal, fin, sophistiqué… Toujours plein de parties différentes, des sons de synthé ni analogiques ni digitaux, quelque part entre les deux, télépathique. Les sons sont purs comme du cristal, tendus, hyper véloces, protoplasmiques. C’est virtuose, mais enfin, ce qui frappe surtout, c’est la quantité de travail, et ça, ben c’est juste du temps, n’importe qui peut passer des milliers d’heures sur un disque. Voilà. C’est exactement comme Aphex Twin, à l’époque, les médiocres étaient surtout impressionnées par la masse de travail nécessaire, pour que chaque mesure ne ressemble pas à la précédente et que chaque break soit décomposé et recomposé à une résolution microscopique. Daniel Lopatin est donc du genre travailleur, c’est bien, tous les génies sont aussi de gros bosseurs non? Le génie, c’est un mythe d’ailleurs, ça n’existe pas. Bref, tout ça pour dire qu’il ne faut pas se laisser impressionner par ce bombardement d’informations. Il faut prendre du recul.
Et là, voilà le truc vraiment important : les mélodies et les harmonies et tous ces trucs qui peuvent s’écrire sur une partition. Pas de doute, à ce niveau là c’est très bon. Il faut rappeler un détail : pour la promo de son disque, Daniel a balancé des fichiers midi. C’est très malin, parce que personne ne fait ça aujourd’hui. Beck a bien sorti un album au format partition de musique, mais sinon euh…. je vois pas. Donc tu peux télécharger le petit fichier, et le lire dans n’importe quel logiciel de musique, avec des sons de ton ordinateur, ou de tes synthés si tu en as. Tu peux même enregistrer le résultat, le retoucher un peu et le balancer sur internet. C’est assez original, non? Là où je veux en venir c’est que cet album, au delà de l’excellent travail sur le son, c’est aussi et surtout de la composition. C’est une écriture, un truc qui se transmet en midi. Voilà pourquoi c’est bien plus brillant que nombre de choses électroniques / expérimentales / tout ce que tu veux qui polluent les colonnes de Tiny Mix Tapes aujourd’hui. Travailler sur le son c’est bien, mais rien ne fera plus vriller les neurones qu’une belle mélodie. Attention, ne me prenez pas pour un gros réac, je ne suis pas hostile au sound design, à l’abstraction pure, aux choses comme Hive Mind par exemple, mais peut-être que si on s’en limite à la sculpture du son, on se prive de certaines potentialités offertes par la manipulation du spectre sonore.
Aussi époustouflant que soit le design, donc, ce sont les thèmes, les mélodies, les bizarreries harmoniques qui vont forer leur chemin jusqu’à mon petit coeur d’emo post moderne et le faire exploser en un milliard de petits éclats multicolores. Beaucoup de passages de ce disques seraient tout aussi intéressants si ils étaient joués au piano. Souvenez vous, Richard James est passé par là lui aussi, au début des années 2000, ça a donné de très jolies choses d’ailleurs. Mais ça a aussi coïncidé à peu près avec une pause dans sa carrière, comme si il était allé au bout de sa trajectoire artistique et qu’il avait du mal à embrayer sur l’étape suivante.
La comparaison avec Aphex Twin a ses limites, forcément, mais une chose est sûre : avec ses deux derniers albums, Daniel Lopatin a rendu obsolète 99% du reste de la production électronique, ses petites chapelles, ses conventions, ses tics, ses figures imposées. Ce qui est formidable, c’est de constater que non, tout n’a pas été dit. Et en même temps, on revient toujours au valeurs sûres : la plume ! Même si Dany n’a probablement pas composé ses tracks avec un stylo et du papier à musique, vous m’avez compris.
Le dernier track s’appelle No Good. Guitare synthés vocoder. Avec des artefacts informatiques, des petites cassures, des trucs. C’est un pur bonheur, on se sent au chaud, malgré le caractère froid et minéral des techniques employées. Après tout ce que j’ai raconté plus haut, vous devez vous dire qu’on s’en fout des textures sonores, mais en fait pas du tout, bien au contraire. Elles veulent dire quelque chose, elles communiquent un message. Le voici : l’électronique musicale, les synthés, les samples, les ordinateurs aussi, même les trucs les plus modernes, les cartes son top notch à 900 dollars pour 1 canal stéréo, tout ça, c’est plus le futur, c’est le présent, on l’a pratiqué, travaillé, digéré, vomi et re-digéré, et maintenant on peut enfin en faire quelque chose de foncièrement humain, et d’ancré dans notre temps. Donc, quelque chose de beau et moche en même temps, quelque chose de complètement mutant, idiosyncratique. Ce disque reflète une époque où les pop stars sortent des track influencés par le hip hop, le rock, la drum’n’bass et la country en même temps, où certaines chaines Youtube faites à la maison sont plus regardées que toute la TNT, où on s’apprête à greffer la tête d’un malade sur un nouveau corps, où les nanomachines promettent un avenir débarrassé de toute forme de cancer. Et en même temps, un monde où l’espérance de vie des rednecks américains est en diminution, un monde où les forêts naturelles sont en voie de disparition, un monde où les océans sont en train de mourir, où des caméras de surveillance sont installées par centaines dans les grandes métropoles comme dans les petites villes. C’est un monde de merde qui ne fait plus rire personne mais qui n’a pas encore totalement éradiqué ni la beauté, ni l’espoir.
Il y a un morceau, sur la face b, qui s’appelle Animals. C’est une sorte de ballade de jeux video, avec accompagnement 8 bits et voix vocodée. On dirait un petit robot qui chante. Je comprends rien aux paroles, mais j’aime beaucoup quand même. C’est très triste. Hé, ce disque est assez triste. Et d’ailleurs, c’est quoi le Garden Of Delete ? Est-ce que c’est l’envers du jardin d’Eden, une sorte de monde dystopique tout pourri dans lequel on serait coincés à tout jamais? Hélas, en accédant à la conscience, on a découvert l’angoisse existentielle, d’où découlent tous les travers qui font de l’homme un gros connard pour son prochain, mais aussi sa quête désespérée du beau et du sacré dans un océan de purin. Bref. On est coincés ici, Daniel.
PS : J’ai écrit ce billet hier après midi et depuis je ne pense qu’à rajouter un détail qui me semble important : s’il y a bien un truc que Daniel Lopatin n’a pas rendu obsolète avec cet album, c’est les productions du label PC Music. Ils se situent sur le même point de l’espace temps, voient les mêmes choses, et les retranscrivent de manière similaire.