Skullflower – The Spirals Of Great Harm (Cold Spring, 2017)

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Voiture. Voiture. Démarrage : c’est la course. Tout se met en branle, le moteur ronfle. Ça monte ça monte. Il y a plusieurs engins motorisés, certains sont plutôt aériens que terrestres, certains sont microscopiques, ce ne sont pas des objets physiques, juste une vibration infime, à la limite supérieure du spectre de l’audible. Tout ça forme une sorte de caravane, très massive, qui avance lentement. Les moteurs sont à fond, mais les coffres sont grave chargés : ils fuient avec toutes leurs affaires. Tiens il y a aussi une sorte de taupe mécanique, qui avale la terre à l’avant, qui l’expulse à l’arrière, et se fraie un chemin en sous sol.

Sans transition on passe à la piste suivante. Bien brutal. On est face à un spectacle intimidant : cette fois un rayon unique domine, bruyant, massif, vertical. Il est si énorme qu’il contamine tous les sens et déforme son environnement. Des flux secondaires s’enroulent autour du premier, ils sont un peu erratiques, sortent du gros, puis y replongent. Surtout, il se passe des choses à l’échelle de la seconde, mais avec plus de recul, c’est quasiment statique.

Oui c’est le genre de musique qui n’évolue pas beaucoup mais qui arrive à capter quand même l’attention. Le son est agréable, malgré tous les étages de saturation, les petites crêtes qui font crrrrrrr, oui c’est vraiment plaisant. Et mine de rien il s’en passe des choses, mais c’est à un niveau subtil, qui demande un effort préalable de concentration.

Sinon, ça me rappelle un peu Yellow Swans, et ce truc de Troum. C’est une musique abstraite mais qui évoque des sons qu’on connait un peu : les moyens de transport, les grosses installations industrielles, les grosses chutes d’eau. Des trucs gros quoi, gros et qui bougent, qui avancent, qui filent. Rien à voir avec le monde des hommes : c’est de la musique minérale. Même les rares mélodies compréhensibles sonnent comme la conséquence involontaire du mouvement des machines. C’est pas pour ça que ça ne peut pas être plaisant. Au fond, c’est juste un gros ronron un peu violent et aiguisé. Il faut juste trouver le bon volume (c’est à dire, pas trop fort).

Il y a un morceau qui s’appelle Furthur, version aérienne du bus des Merry Pranksters : coucou à hélices, fenêtres grandes ouvertes, musique à fond qu’on entend depuis en bas, loopings dans tous les sens (c’est Neal Cassady qui tient le manche) et Ken Kesey qui fait le zouave debout sur une aile avec des sangles aux pieds. Youpi. Bref, de la noise de hippie.

Il y a aussi la version montgolfière, vers la fin du disque, mais cette fois, c’est un peu triste, à moins que ce ne soit juste dans ma tête, en tout cas on entend le ballon qui flotte, les gaz consumés à intervalle régulier ; sauf qu’à bord, il y a eu un décès, donc on se recueille, pendant que quelqu’un joue un solo de turbo guitare à ressort. Un individu a décidé de sauter par dessus bord, en pensant voir comment ça se passe ailleurs. Il en avait marre de rester en l’air : ces gens ne savent pas redescendre. Mais c’est triste quand même : d’où la turbo guitare.

Alors, il y a plein de références et de symboles ésotériques dans tout ce qui accompagne la musique : la pochette et son décor Egyptien peuplé de serpents, les titres des morceaux. Je serais tenté de dire : on s’en fout. Mais après tout, hein…

Tout ce que j’entends c’est des tuyaux qui résonnent qui s’entrechoquent, dans lesquels circulent divers gaz ou liquides, à différentes températures et pressions ; des machines mises en mouvement grâce à ces tuyaux, et l’opacité de l’air ambiant qui recouvre tout. Pas de chant, pas de dieux, pas d’animaux mythologiques, pas de cérémonies secrètes, pas de musique, juste des phénomènes physiques simples, frottement, percussion, souffle, saturation. Parfois on devine un opérateur humain, mais franchement on s’en fout, la star c’est le SON. Merci le son. Compositeur = le SON. Interprète = le SON. parolier = le SON. C’est juste du son, pas une invocation. C’est pas grave les gars, paniquez pas : c’est super quand même.

Un petit mot à propos de la durée de l’album : long.

C’est une épreuve, un peu, mais on en sort heureux à tous les coups.

Je remarque qu’il y a parfois des ornements mélodiques autour de ces gros drones bien velus. C’est pas toujours très intéressant, mais généralement ça ne va pas te sauter au visage. C’est comme des bonbons haribo déposés comme décor sur un gâteau de luxe : c’est pas grave c’est bon quand même. Il faut avoir beaucoup d’assurance pour balancer du son comme ça : c’est plein de clipping digital, des petits pics agaçants, non mais ! Pourtant ce disque est sorti, et la critique est très bonne. Chapeau.

Le morceau “comedy noise” de l’album : c’est Fuck the New Estate. Sauf que sur Apple Music, ils ont censuré le fuck, ce qui est encore plus drôle. Le morceau en lui même étant un peu ridicule, c’est cohérent. On imagine vraiment des petites bestioles vivant dans des maisons carrées, passant leurs journées à tourner en rond et à faire des choses idiotes avant de se mettre au lit et dormir d’un sommeil agité. C’est le coup de gueule du disque et c’est aussi moment rigolo.

Autre passage intéressant : l’espèce d’insecte qui chante en continu, flux central bien maigrichon mais qui possède un méga champ gravitationnel ; il parvient à agréger du piano, des reflux de grosse basse un peu bourrée, divers fantômes et particules errantes. C’est un morceau crépusculaire, champêtre, une fois n’est pas coutume. Il y a même quelques notes de harpe. C’est original. Je ne suis pas sûr que ça convienne comme musique de méditation, ou pour faire la sieste. Pour dormir il te faut du silence, ou de la musique qui te parle doucement. Ici ça ne parle pas : ça crisse, avant tout. Mais derrière, oui, il y a des choses : c’est le disque des choses qui sont cachées, et qui demandent des efforts. Franchement chapeau pour le mixage : il est parfait. A condition d’aimer le bruit du papier qu’on déchire.

Ah quelle surprise : il reste ce morceau nommé Ice Nine, qui met en avant le piano, oui le piano, et non pas un quelconque drone musclé saturé, pas non plus un chant d’insecte, non juste un piano, avec son frère siamois l’auto filtre qui fait ouin ouin. En arrière plan et en bordure, des petits bruits étincelants, comme une caverne de glace. Le piano monte : 4 notes. Puis repart de la première marche. Encore et encore, comme si c’était une vulgaire machine. Je commence à sautiller sur ma chaise, ça fait presque deux heures que je suis assis et que j’écoute Skullflower. Peut-être qu’en me levant, je serai différent. En tout cas, tous ces petits bruits aigus, ça a un peu réveillé mes acouphènes. C’est parce que j’ai été incité à me focaliser sur les fréquences très aigues, tout au long du disque.

FIN.