Oneohtrix Point Never – Age Of (Warp, 2018)

image

Je sais pas si vous vous rappelez aussi bien que moi du précédent, Garden Of Delete. De ces intros délicates avec un son rappelant le clavecin. Sur Animals par exemple, ou Sticky Drama. Ce nouvel album commence pareil. Clavecin, juno tubulaire, style baroque du futur. Je vois la tête du François 1er du futur. Qui arrive après le moyen âge du futur, celui que nous sommes en train de mettre en place aujourd’hui, lentement mais avec méthode et application.

Second morceau : c’est presque du Kanye West. Un individu parle à Babylone. Comme si c’était une personne. C’est une chanson étrange, elle est un peu mélancolique, avec une sorte d’autotune, formes mouvantes, ambiance urbaine d’altitude, à la Blade Runner, nuages de pollution, voitures volantes, sérénité maximum. Histoire de dire : c’était ça la civilisation à son apogée, un truc beau mais pollué, et comme pourri de l’intérieur. Un truc qu’on peut aimer et regretter, mais dont la disparition était inéluctable. C’est une tragédie à l’échelle de l’Histoire. Donc au ralenti, pas vraiment de quoi pleurer. C’est comme ça. C’est une mélancolie agréable.

La suite : pas trop de paroles. On est entre les vieux OPN des années 00, et les choses plus plastiques et futuristes d’aujourd’hui. C’est plutôt calme et bref.

Ensuite : encore du Kanye West qui parle d’une station qui brûle suite à une infestation. Un peu de romantisme à bord, de la harpe, des cordes, c’est délicat mais pas trop quand même (c’est de la musique pour les robots hein). Ce disque reste dans la retenue. Le précédent était rebelle, punk, marginal. Celui-ci, c’est l’album moyen tiède, représentatif. Il décrit quelque chose du point de vue de la classe moyenne du futur. Ces gens qui n’aiment pas trop ce qui est rugueux et bruyant. Ils savent apprécier la beauté, mais la beauté douce et consensuelle. Bon ok, les standards auront un peu évolué dans le futur, parce que les gens auront le nez dans la merde, encore plus qu’aujourd’hui, Daniel l’anticipe, c’est pour ça que cette musique peut choquer un peu les oreilles du citoyen moyen version 2018, celui qui écoute Virgin Radio. Mais patientez un peu vous verrez. Lopatin sera sur la FM dans quelques années.

Bref. C’est un disque un peu défaitiste. On ne sent plus l’envie de se battre. Plutôt, la contemplation, teintée de mélancolie, de ce que nous sommes en train de perdre : une belle planète, la richesse et la subtilité des émotions humaines, la vie sans robots. Les machines du futur seront obsédées par les hommes. Elles voudront leur ressembler. De toutes leurs forces. Ce sera leur principale source de névrose robotique, comme la peur de la mort est la nôtre. Eux, c’est la peur d’être déjà mort qui les plongera dans la dépression.

AUtotune encore, la chanson s’appelle Black Snow. Minimaliste : une basse faussement acoustique, des snaps sur les temps pairs, une voix filtrée de toutes ses basses, quelques petits bruits marrants. Du bruit blanc. Cette chanson prend le point de vue d’un témoin de l’holocauste. La neige noire en est le signe visible. On nous intime de mettre tout ce qu’on peut à l’abri : des graines. Pour que les choses puissent repartir ensuite, pour qu"un petit bout de l’ancien monde survive. On en est là. Vous avez déjà entendu parler de la Réserve mondiale de semences du Svalbard ? Il parait qu’elle est déjà en danger, à cause du réchauffement climatique. Autrement dit : il y a du boulot.

Un instrumental ensuite. Avec des voix hachées, des cris, un peu de saturation, du verre qui se brise. et presque pour unique parole : WARNING WARNING WARNING etc… C’est un avertissement mais pourquoi le placer après Black Snow, qui acte la fin du monde, je sais pas. Peut-être pour nous signifier que c’est déjà trop tard, comme le disent tout un tas d’experts qui me paraissent assez compétents et raisonnables.

Bon la suite, c’est le monde d’après, les ruines, les T-1000 qui avancent lentement mais sûrement parmi les décombres, les tas de crânes qui s’amoncèlent au fond des cratères, la violence, le chaos, l’absence de vie ou presque. Terminator 2, c’est un très grand film.

Ensuite il y a cette chanson un peu plus symphonique qui s’appelle Same. Qui contient les lignes suivantes : “Undo Us”, “same above, fool to dream machine to dust”. C’est court et je comprends pas exactement mais je crois que c’est Anohni qui chante. D’ailleurs, je crois que cette personne a eu une influence déterminante sur cet album. Son côté désespéré et catastrophiste et inquiet.

Bon, ensuite, des trucs japonais du futur, classique OPN version 2. Très classe. L’équivalent lopatinesque de la fin de Alone in Kyoto du groupe Air. Salon bien rangé, meubles et objets de designers minimalistes, ambiance japonisante, fenêtre qui donne sur l’océan. Vous savez pourquoi les cyber punks et autres futurologues pop s’intéressent autant à l’Asie ? C’est parce que les gens là bas sont plus pragmatiques, s’adaptent mieux au réel et survivront plus longtemps que nous autres occidentaux illuminés. Un jour bientôt, le centre du monde sera la mer de Chine. C’est tout. 

Grand blanc, cassure, pause, puis dernier acte, on retourne à la chanson autotunée. Celle ci est un peu jazzy, avec une caisse claire caressée par un balais, et tout. Bon. Ces arpèges de harpe, encore et toujours. Plus le juno en onde carrée. Au moins, on peut dire que le disque est très homogène. C’EST bien ça fait sérieux. Daniel avait un objectif, un programme, il s’y est tenu. C’est un disque d’adulte conscient, concerné et concentré. Il va nous faire une belle carrière à la Peter Gabriel ou toutes ces pop stars très intelligentes qui ont quelque chose à dire sur l’état du monde et qui donnent des concerts où on se sent presque tenu de venir en costume. D’ailleurs, Barak Obama traine souvent dans le coin. Brian Eno, un peu jaloux, se contente de regarder le concert sur Youtube. Comme d’autres ont vu le concert de Jon Hassell au World Trade Center en VHS. 

Bref. C’est pas ton disque préféré. C’est pas le disque qui te met à genoux en pleurant. C’est le disque que tu vas mettre en fond en faisant la cuisine, ou éventuellement quand tu reçois des amis un peu cultivés et sophistiqués, avec qui tu pourras parler de ce bouquin de Pablo Servigne et Raphael Stevens. Evidemment, tu peux aussi l’écouter lors d’une session champis (ça reste du Dan Lopatin). Personnellement, je regrette le côté cyberpunk adolescent de Garden Of Delete, cette célébration des mutants et des laissés pour compte qui bouillonnait et grouillait d’excroissances crasseuses. Mais bon. L’heure n’est plus à la célébration. Comme je le disais, Daniel a pris conscience des événements catastrophiques qui se profilent pour l’humanité, grâce à son amie Anohni avec qui il a eu de sérieuses discussions sur l’état de la planète. Je le sais parce que je l’ai lu dans une interview. Lisez Noise Magazine, c’est bien. Mais si vous êtes sur mon blog, vous connaissez sûrement Noise. Alors voyez ceci comme un rappel : il faut acheter et lire Noise. (non je ne travaille pas pour ce journal).

Sacré Daniel. C’est un bon gars.