HEY
SOPHIE !
Le disque commence avec une sorte de chanson d’amour qui pourrait presque passer sur NRJ. Elle s’appelle It’s okay to cry. Bon ok c’est peut être pas forcément une chanson d’amour. En tout cas Sophie chante avec sa voix quand même bien masculine ; elle rassure quelqu’un qui se sent pas bien et qui a envie de pleurer. C’est chouette. Ça me rappelle un peu l’ambiance très réconfortante des chansons de Yo La Tengo, qui s’adressent directement à l’auditeur et lui disent : hé mon pote, la vie parfois c’est pas facile, c’est normal de souffrir de temps en temps, tu as le droit de te sentir mal, vas y pleure ça fait du bien mais t’inquiète, je suis là pour toi, je vais t’aider à remonter la pente. C’est une chanson chouette, avec un rapide feu d’artifice à la fin.
Ensuite les choses sérieuses commencent. C’est Ponyboy, grosse rythmique d’Aphex Twin transgenre, voix de jeune fille mangafluocoquine qui fait des bulles avec son chewing gum (la chanteuse s’appelle Cecile Believe). Plus des barrissement d’éléphant, et le tout agrémenté de gimmicks de house music à l’ancienne. Ce kick est vraiment punitif, écrasant, d’abord rond puis avec une traine de saturation liquide trop cool.
Ensuite, Faceshopping. Les paroles : my face is the real shop front. Globalement, c’est Sophie dans toute sa splendeur, avec les toboggans fluos, les sons de fête foraine, mais toujours plus de muscle, toujours ce kick de guérilla du futur, mélange intéressant.
J’ai bu une bière maintenant mes doigts ne veulent pas taper les bonnes touches c’est l’enfer mais je continue.
Petite cassure style Mariah Carrey VS Christian Fennesz ou quoi. C’est le futur : on mélange des trucs a priori inconciliables et le résultat est merveilleux. Il y a plusieurs niveaux d’écoute, premier plan les voix et grossièrement la rythmique, derrière, tout ce qui fait les petites subtilités du son, comme une fractale dont les détails se révèlent en zoomant. Sophie n’étale pas sa virtuosité, n’empêche qu’en creusant un peu c’est presque effrayant de richesse, de vie et le tout enrobé dans des mélodies bubble gum du 3e millénaire, bubble gum écossais (bien que délocalisé à LA, calif.) donc cool as fuck, et bon il faut aimer la house music et les bébés mutants bien sûr, je connais des personnes qui sont tout à fait insensibles à ce genre de fantaisies et pourtant, c’est beau, c’est comme un petit marteau piqueur qui creuse un trou dans ta poitrine jusqu’à ton coeur en faisant vibrer chacune de tes putains de cellules jusqu’aux orteils. Sophie sort la grosse artillerie mais c’est pour mieux te tirer des émotions et te sortir de ton apathie de jeune millenial surconnecté ; elle tente de concilier la technologie top futuriste avec ces émotions simples intemporelles qui n’étaient étrangères ni à Sophocle ni à Shakespeare ni aux scénaristes de Dawson. L’amour, l’aliénation, l’angoisse existentielle, ce genre de trucs. Il faut bien cet arsenal non conventionnel ° de nos jours pour percer nos carapaces de geeks 2.0 (c’est à dire, de néo beaufs ? ).
° = un mélange de hard techno breakée dans tous les sens, de stabs old school, de métal liquide à la terminator.
Le mix est extrêmement précis, chirurgical, propre, lumineux comme une salle d’opération gérée par des robots.
Morceau notable : Pretending, notable parce que c’est pas comme les autres, c’est opaque, indifférencié et mouvant comme si en perçant profondément dans ta tête avec ses drum kits indus (de chez Elektron) Sophie avait trouvé un raccourci menant directement au plan astral, celui où des êtres immatériels flottent dans une béatitude éternelle. Si tu trouves ça oppressant, c’est que tu n’es pas encore prêt pour ça. Sinon, le morceau s’appelle Pretenting, tu vois. Peu importe. Moi je vois juste des corps astraux ou éventuellement des bracchiosaures qui broutent paisiblement.
Justement le morceau suivant s’appelle Immaterial. Il est quand même assez joyeux, même vibe que le générique de fin du Club Dorothée. Celui là devrait passer à la radio, ça donnerait beaucoup de bonne humeur à tous ces gens qui travaillent en écoutant la radio, aux étudiants qui partent à la fac et qui sont coincés dans les bouchons aussi. Ce morceau parle d’immaterial boys & girls. Plus de corps, plus de limites entre les gens, entre les sexes, gender fluid, société liquide, etc. “Les êtres qui me sont chers sont toujours en moi donc fous moi la paix je préfère être seule”. C’est intrigant parce que ce morceau décrit un truc vers lequel la société tend, et n’essaie pas de prendre partie du moins en apparence, entre Black Mirror et Ray Kurzweil.
Le dernier morceau s’appelle Whole New World / Pretend World. Les paroles n’aident pas trop à comprendre. Elles s’adressent encore à quelqu’un qui cherche à établir une connexion profonde avec son interlocuteur. Bref on sent qu’il y a un besoin de contact humain quand même chez Sophie. C’est le morceau le plus bourrin de l’album il pourrait presque figurer sur une des compiles Biomechanik de manu le malin.
Je pense que ce disque en plus d’être très fun à écouter, est un appel à la réflexion sur tous ces changements qu’amènent les nouvelles technologies. Bon ok dit comme ça, c’est un peu banal. Mais sérieusement, Sophie cherche vraiment à te dire quelque chose. C’est pas seulement de la pop, c’est aussi de la prospective. C’est un peu comme ces trucs de Oneohtrix Point Never, James Ferraro, Arca et compagnie. C’est de la musique consciente de son époque et du caractère inédit de la situation actuelle de l’humanité. Il y en a pas tant que ça des artistes qui arrivent à produire quelque chose de beau, de bizarrement accessible et en même temps très pertinent et intelligent. C’est pas Florent Pagny ou Maître Gims qui sortiraient un album qui parle de transhumanisme.
Malgré la relative neutralité du propos, je peux pas m’empêcher de ressentir une certaine nostalgie quand j’écoute ce disque. Il y est beaucoup question de tristesse, de solitude, et ce mot, “pretend”, qui revient souvent. Comme si la dématérialisation, les réseaux sociaux et tout, en t’offrant la possibilité d’être qui tu veux, un mec, une fille, un orc, un poney boy, te coupent de ton vrai moi intérieur, celui qui est évoqué dans le morceau “Pretending” qui se présente comme une sorte de drone ambient introspectif. Le lien est coupé, ta vie est peut être très riche dans le cyber espace (qui de plus en plus empiète sur le monde réel, comme la carte finit par recouvrir le territoire chez Baudrillard). Mais en vérité, tu es comme amputé d’un tout petit truc de rien du tout, ton corps. Et fatalement, tu es privé de ton âme, parce que ton âme reste collée à ton corps, faut pas se leurrer. Ton âme, c’est ton humanité, ce qui te différencie de la machine. Bref. Je pense que dans ce disque, on entend ce qu’on a envie d’entendre. Personnellement la dématérialisation croissante de nos vies me rend un peu triste. Les réseaux sociaux me rendent un peu triste. Le monde virtuel me rend triste. C’était la promesse de relier les gens entre eux, la connaissance infinie à portée d’Iphone, en fait c’est juste une entreprise de formatage des cerveaux à grande échelle. Internet c’est juste le plus grand centre commercial de la planète. On vit tous dans un mall géant. Même ce qui est gratuit à première vue, ne l’est pas du tout. My face is the real shop front : je refais la vitrine à coup de filtres snapchat, et l’unité de base qui s’échange et se monnaie, c’est l’attention. Sauf que toi et moi on n’en retire aucun bénéfice. On bosse, mais c’est ZUkerberg qui encaisse à la fin, comme si on était ses esclaves. Et la finalité c’est quoi, le bien de l’humanité ? Il y a de quoi en douter. Le but c’est le pouvoir avant tout. Il faut s’intéresser au projet politique des dirigeants de la silicon valley, étant donné que Mark Zuckerberg a l’air bien chaud pour briguer la maison blanche un de ces jours. Mais bon rassurez vous, cet individu se force à lire je sais pas combien de dizaines de bouquins par ans. ouf on est sauvés.
Bref. Le problème de ce whole new world, c’est que c’est pas le vrai monde. C’est comme un immense jeu de rôle auquel se livrerait les trois quarts de l’humanité. Pendant ce temps IRL, tu n’est qu’un larbin, quand t’as la chance d’avoir un job ; la démocratie est un champ de ruine dominé par des idéologues forcenés et bien évidemment, il y a l’effondrement des écosystèmes.
Y O U P I