Daniel Menche – Guts (Editions Mego, 2012)

Il pleut des lames de rasoir géantes et des pics de glace au début de ce disque un peu long. Ambiance industrielle et gelée avec beaucoup de souffle, ça doit se passer le matin, à l’heure de l’embauche, dans une scierie de bois métallique , sur une planète où tous les arbres sont en métal, la pluie est en métal, où tout est en métal sauf l’eau qui est mh… en eau. Cette fois j’écoute la musique sur mes enceintes et non pas au casque. Ca change beaucoup de choses dans la manière d’écouter et d’abord, ça permet à ma voisine d’en profiter. C’est cadeau. Bref. On a donc cet énorme souffle de chaudière glacée, bruit blanc pas tout à fait blanc, un peu étouffé, et par dessus, des milliards de petits bruits aigus qui scintillent, des gerbes d’étincelles, un feu d’artifice miniature. Certains risquent d’avoir un peu mal aux dents, parce que ça ressemble assez au crissement des ongles sur un tableau noir. Mais c’est assez joli en fait. Daniel Menche est un homme qui pratique le field recording avec beaucoup de talent et de passion. J’ai l’impression qu’il a enregistré ça en contexte, quelque part, mais où*? Ca doit être marqué dans les notes de pochette. Rah. Achetez des disques, c’est important. Oui donc voilà. Ca crisse, mais c’est beau. Rien à voir avec la soupe d’acide sulfurique de Prurient. Daniel Menche fait de la musique bruitiste zen. 

Deuxième morceau, aussi long qu’un épisode des Simpsons. Un bourdon électrique complété par des sifflements stridents et un fatras métallique. Encore une ambiance d’usine surréaliste, un environnement artificiel naturalisé, la vie sauvage des machines au XXXXe siècle. Il y a un piano en fin de vie, incapable de sortir une mélodie digne de ce nom, c’est joué avec les coudes, avec la langue, avec les doigts de pied, et debout, évidemment. Ambiance de mort, fin de vie, système automatisé, les machines n’ont besoin de personne pour construire d’autres machines et même les perfectionnées. Le jour où un robot sera capable de fabriquer un robot plus élaboré, on sera bien dans la merde. Il faudra alors appuyer sur le bouton pour les détruire tous. Vous savez, une bombe électromagnétique qui nous fera tous revenir au moyen âge, comme à la fin de LA 2013. Trop cool. COOL parce que toutes ces machines et cette absence de vie, ça fait un peu peur. Et les gens alors, ils font quoi? Ils sont pas là ou alors ils sont tous morts. C’est très inquiétant. On peut imaginer que cette musique raconte l’envers du décor, tous les systèmes automatisés qui permettent aux mortels de se prélasser au bord d’une eau turquoise, les pieds en éventail, jusqu’à la fin du monde. Usine de robots cuisiniers, usine de robots femme de ménage, usine de robots voitures, usine de robots agriculteurs… Et nous pendant ce temps, on fout rien. Je sais pas trop si c’est un scénario plus positif que celui où l’humanité toute entière a disparu. Ecoutez les ces insectes mécaniques qui stridulent et qui sifflent et qui chantent des ultrasons. Ils ne ressentent rien et n’ont aucun désir mis à part celui de réaliser les tâches pour lesquelles ils ont été programmés. Plus le morceau avance, plus l’atmosphère est saturée, les flammes saturées réduisent tout à l’état de bouillie en fusion, dire qu’au début l’ambiance était glaciale… Maintenant c’est chaud, ça brûle, et de pire en pire, il y a une sorte de surenchère de bruit saturé qui nécessite un abandon complet, c’est comme se retrouver au milieu d’un cyclone, le secret et de se dire que rien n’est grave, rien ne compte, rien n’existe. Si on commence à se braquer, à penser à ses oreilles, à son intégrité physique en général, on devient fou. Non il faut se détendre et faire le vide et accepter et ne faire plus qu’un avec le son, c’est un peu le but d’une musique aussi extrême, elle vous avale, elle vous happe, elle exige beaucoup de vous à vrai dire, c’est tout le contraire de l’ambient tel qu’on l’imagine. Evidemment, c’est de la musique à écouter très fort et, j’en suis persuadé, sur des enceintes plutôt qu’au casque, pour lui permettre de se dégourdir les jambes, remplir l’espace, et puis la stéréo, au casque, c’est pas la même chose. Voilà. L’épisode des Simpsons est terminé. La fin est magnifique, il ne reste que le piano déglingué, la réverbération se déploie dans l’espace et dans le temps, frrrrrrbraoerosdglhqdifqoei. Cool.

Encore deux épisodes des Simpsons. Autant dire qu’à ce moment là du disque, on se demande si on va avoir le courage d’écouter jusqu’au bout et en même temps, comment faire autrement. Vous imaginez passez ça en fond sonore, pendant que vous faites la vaisselle, ou que vous prenez un bain? Non pas moi. Cette musique se vit les yeux fermés, allongé sur un canapé. Ou alors en transcrivant tout ce qu’on ressent par écrit, histoire de fixer ses pensées. D’ailleurs à l’instant où j’écris ça, il y a un bruit qui ressemble un peu au clapotis des doigts sur un clavier d’ordinateur. La musique est beaucoup plus calme, au début de cette seconde moitié. Des percussions métalliques, pas mal de réverbération… Un solo de batterie free jazz indus. Non pas tout à fait. La spatialisation du son, grâce à la réverb, est fabuleuse. Il y a des objets proches, des objets lointains, à gauche, à droite. Une sorte de cymbale est trainée sur le sol, juste devant nous, on peut presque la toucher. Le piano déglingué est toujours là. Daniel a dû le piquer à Tim Hecker. Ou pas. On est dans les entrailles d’une machine, comme le titre de l’album nous le suggère, malgré la photo de couverture qui nous montre un ventre d’animal passé aux rayons x. Un chat ou un truc comme ça. Mais je ne crois pas que quiconque puisse s’imaginer des entrailles de gros minet en entendant cette musique. Ou un gros minet mécanique géant alors. Tellement grand que son corps abrite une usine de robots. Une usine de tranchage déroulage de panneaux métalliques. Martelage de carrosserie, gravure, polissage, stérilisation par le feu. Tout ça est extrêmement riche. Franchement, j’ai rarement entendu un album de noise aussi riche, et aussi bien fabriqué. Des millions de bruits sont empilés sans pour autant que cela sonne brouillon. Il est tout à fait possible de décomposer le son, d’en isoler les différentes parties, de les suivre un moment, de passer à autre chose, de faire un pas de recul pour contempler un sous ensemble plus important, ou le tableau dans sa totalité. Il faut certes aimer les ambiances métalliques, industrielles, bruyantes, mais en tout cas on est obligé de reconnaître que c’est vraiment très bien fait. Personnellement, je trouve ça très beau, un peu fatigant, surtout sur la longueur, mais vraiment très beau. Ce gars, Menche, c’est un pro. Voilà, le troisième morceau, intitulé Guts Two, se termine. Rendez vous compte, pendant le même temps que ce disque il est possible de regarder trois épisodes et demi des Simpsons. Et j’y prends un plaisir presque équivalent, ce qui n’est pas rien, si vous connaissez mon amour passionné pour les Simpsons. Mais non, vous ne savez pas. J’en parlerai un jour. 

Dernière partie. C’est beaucoup plus fluide, bourdonnant, lointain. Encore les mêmes sons, mais agencés différemment. Finalement cet album est très simple, minimaliste. Un ronron électrique ondule de gauche à droite de manière aléatoire. On pense à des éléments de sound design du jeu Half Life. J’y ai pensé plusieurs fois depuis le début du disque. Quand j’y pense, je me dis que c’est une autre réussite de ce jeu génial, un aspect dont on a peu parlé. Le sound design. Hyper important pourtant. On parle des graphismes, mais rarement du son, dans les jeux vidéo. Le rechargement de la combinaison de Gordon. Vous vous rappelez de ce son incroyable? C’est ce que j’entends en ce moment. Le son des téléporteurs aussi. Ces bourdonnements électriques hyper complexes, aussi colorés qu’un moisson clown ou qu’une chemise bleu pétrole. Et totalement artificiels. Nés de la main de l’homme. Quelles sont ces entrailles dont nous parle Daniel Menche? Pas les entrailles de l’homme, ni d’un quelconque animal. Je pencherais plus sur la version métaphorique. Les entrailles de la civilisation. L’envers du décor, comme je disais tout à l’heure. Tout ce qui nous permet de vivre notre vie tranquille et insouciante. Les sweat shops d’Asie du Sud Est, les plateformes pétrolières dégueulasses, les abattoirs où les vaches sont égorgées à la scie circulaire, la sale des machines du Titanic, Tout ce qui est caché, tout ce qui fait tourner le monde, tout en étant trop sale, trop dangereux, trop compliqué pour être porté à la connaissance du grand public. Des choses qui échappent au contrôle démocratique, bien souvent, des choses gênantes, qu’on aimerait bien oublier, mais après tout, est-ce qu’on a vraiment envie que ça change? On est pas bien là, avec nos frigos remplis, avec nos vacances low cost, avec nos bagnoles qui nous rendent libres? Ouai. Et donc Daniel nous prend par les cheveux, soulève le rideau et nous force à voir. Certains, à l’esprit tordu, trouveront ça beau. La plupart se sentiront agressés, violés, auront juste envie d’appuyer sur stop au bout de quelques secondes. Mais hé. C’est ça la bande son de la société occidentale. La bande son des ateliers qui fabriquent nos fringues, des raffineries de pétrole, de toutes les usines, de toutes les salles des machines du monde entier, de tous les chantiers d’abattage en forêt… C’est l’environnement que les hommes ont fabriqué et répandu à la surface de la Terre mais en même temps on n’a pas envie de le voir et de l’entendre. N’importe quoi. L’homme moderne  cache la poussière sous le tapis. Voilà c’est tout à plus. 

PS : Ce n’est pas un chat, mais un chihuahua nommé Arrow. 

* En fait, point de field recording ici. Il s’agit uniquement d’un piano “préparé” dont on ne reconnait pas grand chose ; une destruction en bonne et due forme.